Canal de Kakamba, le goulot d’étranglement de la riziculture à Luvungi
Rareté de l’eau dans le bassin de production de Luvungi : les riziculteurs de Luvingi font face à plusieurs défis.
AGRICULTURE DURABLE ET SYSTÈME ALIMENTAIRE
Thierry Ntabala Ingenieur Agronome Congolais
2/18/20246 min lire
Luvungi, dans le territoire d’Uvira, en province du Sud-Kivu, dans l’Est de la République démocratique du Congo. Nous sommes dans ce qu’on appelle la Plaine de la Ruzizi, cette rivière qui fait office de frontière naturelle entre la République démocratique du Congo et ses deux voisins de l’Est : le Rwanda et le Burundi.
Luvungi, c’est six périmètres rizicoles importants : Kakamba, Rurambira, Vétérinaire, Kiringye, Ndogombo, Rugoze. À la suite de l’insécurité dans la région, nombreux des riziculteurs cultivent dans les blocs de Kakamba, Rurambira, Vétérinaire. Les trois blocs sont alimentés par le canal principal de Kakamba, qui est en délabrement avancé.
A Luvungi, comme ailleurs dans cette plaine de la Ruzizi - et dans les territoires de Fizi et Walungu au Sud-Kivu et Kalemie dans la province du Tanganyika -, Rikolto en RDCongo met en œuvre le volet riz du Programme intégré de croissance agricole dans les Grands Lacs, PICAGL, un projet du gouvernement congolais financé par la Banque Mondiale. Ici, le potentiel agricole est énorme mais les riziculteurs membres des coopératives agricoles et agri-multiplicateurs ont du mal à irriguer leurs rizières. La faute ? Non-aménagement du canal principal de Kakamba. Conséquence : très peu de récoltes alors que les espoirs des riziculteurs sont grands. Le manque à gagner est énorme pour les agri-multiplicateurs et les riziculteurs ayant adopté les techniques apprises dans les différents champs-écoles paysans, CEP.
Quand le manque d’eau fait perdre à un riziculteur…
Certains riziculteurs accompagnés dans les CEP ont adopté la technologie GIFS (gestion intégrée de la fertilité du sol) et SRI (système de riziculture intensive). Pour illustrer mon propos, allons à la rencontre de Musobwa Mahombi, résidant du quartier Maendeleo à Luvungi.
Voici ce que cet agriculteur m’a dit : « J’ai emblavé une superficie de 4 hectares car j’ai été personnellement émerveillé par les résultats que nous avons eus dans le CEP Faida et les techniques GIFS et SRI que les agronomes de Rikolto nous ont enseignées ont donné 4 sacs de riz paddy dans notre petite parcelle au CEP ».
En effet, le champ-école paysan avait une superficie totale de 0,1 hectare. Nous sommes arrivés à produire 64 kg sur une bande de terre de 0,016hectare avec la gestion intégrée de la fertilité du sol. Ce qui équivaut à 6 tonnes par hectare. Sur une superficie similaire, on a produit 50kg avec le système de riziculture intensive. Ce qui représente une production de 5 tonnes par hectare.
… pourtant promis à la réussite
Musobwa de poursuivre : « Ce qui m’a poussé à demander la semence Mugwiza à l’agronome pour cultiver une grande superficie. Pour remédier à cette difficulté qui ne dépendait pas de moi ni d’autres riziculteurs malgré mes petits moyens, j’ai été obligé de louer une motopompe afin d’irriguer mes champs par l’eau provenant des étangs abandonnés par certains pisciculteurs. J’ai été obligé de payer 10 dollars américains par jour et 5 dollars de carburant afin d’irriguer mes casiers rizicoles alors que dans ce bassin de production on peut compter à bout de doigts ceux qui en possèdent, la demande étant élevée par rapport à la disponibilité de cette petite machine qui joue un rôle très capital auprès des agriculteurs en général et des riziculteurs en particulier qui cultivent en saison B à Luvungi. »
On s’attend à ce que ça soit le début d’une bonne aventure, comme on en lit dans des romans mais c’était sans compter. Mahombi n’était pas au bout de ses peines. « Malgré toutes les dépenses que j’ai faites, je n’ai presque rien récolté car la motopompe était tombée en panne. Il n’y avait plus d’eau dans le canal qui pouvait alimenter mes 4 hectares. C’était une panique générale. J’ai dépensé uniquement pour l’irrigation 240 dollars américains en raison de 60 dollars américains chaque semaine car le riz était à la période d’épiaison. Je n’ai obtenu que 1,5 tonne sur 4ha alors que je m’attendais à récolter plus de 20 tonnes, c’est vraiment un échec total. Mais étant riziculteur, je n’abandonnerai pas car ça fait 25 ans que je cultive le riz et même mon père le cultivait aussi », dit-il, dépité.
Son appel aujourd’hui ? Il voudrait que le PICAGL réalise quelque chose qui est prévu dans le projet : les ouvrages hydro-agricoles. Pour lui, et c’est le vœu de tous les riziculteurs de la zone, il faut aménager le canal de Kakamba le plus vite possible car de nombreux riziculteurs en dépendent pour irriguer leurs champs. Sans eau dans le canal, la riziculture à Luvungi tend vers ce qu’elle n’est pas par essence : une riziculture pluviale ! Ce qui anéantirait les efforts des producteurs qui finiraient par abandonner.
Rareté de l’eau : le manque à gagner des agri-multiplicateurs
La COOCAPA, une coopérative de Bwegera, non loin de Luvungi, a été sélectionnée parmi les agrimultiplicateurs des semences de riz dans le cadre du PICAGL. Mais elle a eu du mal à atteindre ses objectifs : produire 5 tonnes à l’hectare. Byaruremba Seremba, agronome de cette coopérative, croit savoir pourquoi : « On ne peut se cacher la vérité : nous savons tous les causes qui ont poussé à ne pas atteindre 5 tonnes par hectare dans notre champ de multiplication des semences de riz, malgré l’accompagnement technique des Agronomes de Rikolto ». Il pointe plusieurs problèmes, tous liés à l’eau.
Selon Byaruremba, les champs de multiplication de semences ont été installés au cours de la saison B, saison au cours de laquelle les précipitations sont faibles dans le bassin de Luvungi. Le deuxième problème pointé est le non-aménagement du canal principal de Kakamba qui devrait alimenter plus de 50 hectares emblavés.
Toujours selon lui, les cultivateurs de patate douce et tomates n’ont pas rendu facile la tâche. Ces derniers ayant leurs champs au bord du canal, certains par la mauvaise volonté, se réveillent la nuit pour dévier la direction de l’eau irriguant les champs des agri-multiplicateurs de riz vers leurs propres champs.
Et comme l’argent se glisse partout, il fait aussi partie du problème. Du moins en ce qui concerne sa gestion. « La mauvaise gestion de la contribution financière que nous avions cotisée pour les travaux hebdomadaires d’aménagement des points de déviation d’eau fortement endommagés a constitué un autre frein. Chaque organisation devrait contribuer 200 dollars américains mais d’autres n’ont pas contribué, raison pour laquelle on n’a pas fini tous les travaux d’aménagement des sites ciblés par notre organisation », m’a-t-il expliqué.
Dans le bloc rizicole de Kakamba, 10 organisations paysannes avaient les champs de multiplication des semences de riz. L’agronome soupire : « Vous comprenez que 50 hectares ont été emblavés par ces dix organisations, rien que pour la semence, dans notre bloc. Il y avait une sorte de combat entre nous car tout le monde voulait à tout prix réaliser ses objectifs. Il fallait à tout prix que le champ soit irrigué même si le canal nous livrait très peu d’eau ».
Aménagements hydro-agricoles pour « éviter des conflits autour de l’eau »
Vu cette situation qui perdure, les agriculteurs font recours à la notabilité du village ainsi qu’à la Police Nationale Congolaise pour départager les parties en conflits. Mais la police et la notabilité ne maitrisent pas la problématique et leurs décisions, partiales, sont motivées par l’argent. Cette justice à la tête du client met en péril la cohésion sociale. Pour remédier à ces conflits liés à l’eau, il est souhaitable de mener une action urgente. Oui, une action urgente d’aménagement communautaire ! Et Rikolto a déjà identifié les sites prioritaires endommagés, où les aménagements hydro-agricoles devraient être faits avec l’accord de la communauté. Ces aménagements réalisés, la communauté autour pourra mettre en place un comité élu. Autour de chaque aménagement hydro-agricole, chaque comité élu aura la tâche de bien gérer l’eau pour éviter des conflits autour de cette denrée vitale.
Avant le début du projet, Rikolto avait beaucoup insisté sur une bonne synchronisation entre les travaux d’aménagement des marais et l’accompagnement des riziculteurs dans leurs efforts d’augmenter les rendements. En vain ! L’UNOPS, recrutée par le PICAGL pour réaliser ces aménagements, n’a pas su respecter ses engagements et le mandat lui a été retiré. Ces aménagements seront-ils désormais sous-traités à des entrepreneurs privés sous la supervision des unités de coordination du PICAGL pour redonner espoir aux riziculteurs de Luvungi ? Ou vont-ils se retrouver dans les oubliettes de l’histoire ? L’avenir proche nous le dira.